- Le Livre.
La couverture
La découverte de l'éphémère.
La parution du livre est prévu
pour le 27 avril 2014 par l'éditeur "Avantpropos"
Quelques mots de l'auteur:
Témoignage de ma profonde admiration pour mes patients, et, à
travers eux, pour l’être humain en général, ce livre est
essentiellement composé d’une série d’histoires vécues.
Panorama des fantastiques ressources humaines face à l’épreuve, il
nous mène au cœur de ce qui différencie l’humain de l’animal : sa
capacité à modifier son regard sur les choses, à trouver dans les
situations les plus difficiles la force de surmonter les pertes et
de repartir, souvent plus riche et plus fort qu’avant.
Chaque patient, à sa manière, nous livre une leçon fondamentale, le
seul moyen d’être heureux : l’acceptation de l’éphémère.
Ce qui nous paraît facile, routinier, peut nous être enlevé d’un
moment à l’autre. Rien ne va de soi, rien n’est éternel. Etre
capable d’accepter cela, c’est s’ouvrir au bonheur.
La vie, c’est maintenant.
Extraits du livre:
-
Ce qui ressort de ces derniers jours, c’est la solitude. Je
suis seule, je me sens seule. Quelles que soient les
précautions dont je peux m’entourer, la décision, la
responsabilité m’appartiennent.
Monsieur D est mort des suites de son intervention. Il avait
bien répondu à sa chimio, il allait bien. Il avait
peut-être, sans doute, quelques mois, voire plus, qui sait,
de vie parfaite devant lui. Il était au courant des risques
qu’il prenait en acceptant cette opération. Mais n’est-ce
pas un leurre de penser que les gens sont au courant ? Ne
sont-ils pas de plus en plus noyés, déboussolés, à force
d’informations ?
Comparativement au peu d’informations dont disposait la
majorité des patients il y a vingt ans, la différence est
grande. Auparavant, on savait que les gens ne savaient pas
tout. Aujourd’hui, on peut croire qu’ils savent et qu’ils
choisissent. On se rassure ainsi.
Solitude aussi de ne pouvoir partager ce que je vis avec mes
proches. Il faudrait trop de temps, trop de silences, trop
de nuances pour exprimer les choses, la qualité et la
complexité des choses.
On ne peut comprendre si on ne l’a pas vécu avec moi. C’est
ma certitude. Et surtout, si je m’exprime mal, l’autre
risque de formuler des réflexions, des remarques, qui ne
seront nécessairement pas les bonnes, et qui me toucheront,
me feront mal inutilement. Je me sentirai encore plus seule…
Je ne prends pas le risque.
Seule devant l’interprétation des résultats. En vingt ans,
les examens se sont multipliés, les machines ont été
perfectionnées. Scanner, RMN, PET-scan… Chaque examen
apporte des doutes, des possibilités d’erreur, ouvre des
pistes nouvelles plutôt que d’en fermer.
Et finalement, comme jadis, le bon sens finit par primer ;
il y a suffisamment d’arguments pour penser que c’est un «
small cell », et même si un lymphome n’est pas tout à fait
exclu, on ne peut plus attendre et je prends le risque....
-
Ce matin, j’ai le temps. Peu de patients hospitalisés, le
tour de salle est déjà fini.
Je suis passée à la cafétéria prendre un jus de fruits, et
je trie les feuilles de chimiothérapie, ce que je n’avais
plus fait depuis 2009.
Le classeur déborde.
Ces feuilles ne sont pas encore informatisées, c’est
aberrant, sans doute, mais cela me permet ainsi de
feuilleter des centaines de prescriptions, de revoir en un
instant tous ces patients et de me rendre mieux compte à
quel point ils sont restés dans ma mémoire.
Des gens que je pensais avoir oubliés… Il suffit que je
retrouve leur fiche pour me souvenir d’une foule de détails
qui n’ont souvent rien à voir avec leur maladie : leur
sourire, leur timbre de voix, leur odeur.
Moments partagés, craintes dites ou suggérées, paroles sans
beaucoup d’importance, mais destinées à se poser, à montrer
qu’on n’est pas un numéro, qu’on reste un homme, une femme,
avant d’être un malade.
Courant qui passe dans des mots banals, confiance qui
s’installe à travers une conversation en apparence anodine,
échange sous l’échange, estime réciproque, lien immédiat,
intensité du rapport sous les paroles de tous les jours.
Je retrouve tout cela intact sous mes formules de chimio :
traitement reporté d’une semaine, demi-dose, changement de
produit… Derrière tout cela se dessine une vie, une fatigue
trop importante, des vacances, une naissance, un Noël passé
en famille, le dernier peut-être, sans doute, alors bien sûr
on postpose le traitement, voiture en panne, fils prodigue
qui a promis d’être là demain, alors vous comprenez,
docteur, je veux être bien demain, faire bonne figure, ce
n’est pas trop grave si on retarde le traitement d’une
semaine ?
-
Je me promène en forêt avec Basile, 4 ans. Au cours de notre
promenade, il a trouvé et ramassé deux belles plumes. Il les
tient précieusement dans sa main : c’est un cadeau pour
Maman, un beau bouquet de plumes.
Soudainement inquiet, il regarde ses plumes et me demande :
« Dis, grand-maman, deux plumes, c’est déjà un vrai bouquet
? »
Et brusquement me revient un souvenir. On est en 1992, vingt
ans plus tôt. On attend pour une biopsie une jeune femme aux
antécédents récents de cancer du sein. On vient de trouver
un nouveau nodule, qu’on va enlever en salle d’op et
analyser.
Elle est bien sûr très inquiète et a transmis, c’est
compréhensible, son anxiété à son mari et à son fils.
Elle vient accompagnée de ceux-ci.
Son fils est un petit bonhomme de 4 ans, anxieux, accroché à
elle.
Lui-même a eu un parcours difficile : né en Roumanie, il a
été abandonné à la naissance et placé dans un de ces
orphelinats où les enfants sont laissés dans leur lit sans
aucune stimulation, et proposés à l’adoption contre
rémunération à des couples venus de l’étranger, de nos
régions d'Europe occidentale principalement, où les enfants
adoptables sont rares, et les critères pour les candidats à
l’adoption, stricts.
Ce couple-ci a été refusé chez nous comme candidat à
l’adoption, étant donné le cancer récent de la jeune femme,
et le risque élevé de rechute. Ils sont donc allés, l’an
passé, chercher ce petit garçon, 3 ans à l’époque, qu’ils
ont rebaptisé Marc.
Cet enfant est vif, intelligent, curieux. Il est aussi, on
le comprend, extrêmement turbulent, difficile, accroché à sa
mère.
On imagine aisément son angoisse d’abandon.
Aujourd’hui, il refuse de quitter sa mère, donne des coups
de pied à son père qui essaie de le prendre de force.
La jeune femme elle-même commence à pleurer, et comme on
vient la chercher pour entrer en salle d’op, elle refuse de
suivre la secrétaire.
Pendant ce temps, bien sûr, les patients s’accumulent dans
la salle d’attente. C’est un jour de consultation
particulièrement chargé.
Comble de malchance, arrive justement aujourd’hui un de ces
patients comme il n’en existe heureusement que rarement, de
nature grincheuse, revendicatrice… et malpoli.
Il commence à s’agiter dans la salle d’attente, à se
plaindre de mon retard, à agresser la secrétaire.
La tension monte.
Par bonheur, notre infirmière en chef, femme à poigne, qui a
fait l’Afrique et en a vu d’autres, prend les choses en
main.
D’autorité, elle prend Marc hurlant et le met dans mes bras.
Il s’arrête de pleurer. En effet, il me connaît bien, il
entend souvent ses parents parler de moi avec crainte. Il
est impressionné. Il se calme.
J’en profite pour admirer la plume qu’il tient à la main,
une très belle plume grise de pigeon qu’il a trouvée par
terre un peu avant d’entrer dans l’hôpital.
Notre infirmière-chef propose alors (fermement !) à Marc et
à moi-même d’aller chercher d’autres plumes dehors, de
manière à offrir un bouquet de plumes à sa maman quand elle
sortira de salle d’op.
Elle pousse le mari d’une main vers la salle d’attente, en
lui promettant un bon café et une revue ; de l’autre main,
elle pousse la jeune femme vers la secrétaire, qui l’emmène
en souriant.
Ensuite, elle m’assure qu’elle se charge d’expliquer mon
retard aux patients et de calmer les fortes têtes.
Effectivement, le silence se fait dans la salle d’attente,
on sent positivement le grincheux se faire tout petit sur
son siège…
Je prends donc Marc par la main, et nous descendons dans le
petit parc près du parking, à la recherche d’autres plumes.
Il fait beau, doux, Marc me fait confiance et commence à se
détendre. Il lâche ma main, court à gauche, à droite, il
sourit… Brusquement, tout paraît tellement simple, tellement
essentiel…
Miracle ! Marc a trouvé une plume. Une très belle plume,
longue, noire, qui ira objectivement fort bien avec la plume
grise de pigeon.
Mais pas par terre, non, ce serait trop simple. Dans un
arbre. Pas très haut, mais quand même. Heureusement, cet
arbre semble solide, et il a des branches basses.
Qu’auriez-vous fait à ma place ? Il y a des plumes qu’on ne
peut se permettre de laisser passer…
J’enlève ma blouse blanche, que je confie à Marc. Je
remercie le ciel d’être en pantalon (blanc, mais rien n’est
parfait) plutôt qu’en mini-jupe. Je commence à grimper. Marc
suit ma progression avec anxiété, me guidant avec précision,
car collée aux branches, je ne vois pas la plume.
Et voilà, elle est là ! Je la brandis avec une fierté
légitime. Marc applaudit.
C’est le moment que choisit un de mes patients pour garer sa
voiture, juste à côté.
Je fais semblant de rien, je prie le ciel pour qu’il ne me
voie pas, mais il sort de sa voiture et observe ma descente
avec beaucoup d’intérêt.
« Bonjour, docteur », me dit-il, apparemment pas du tout
étonné, « permettez que je vous aide. »
Il prend la plume, la donne à Marc, me tend la main pour
m’aider à sauter à terre.
Je le remercie, et lui demande de m’excuser : j’aurai sans
doute un peu de retard à la consultation.
- Oui, je l’avais compris, répond-il.
- Mais quelle belle plume ! ajoute-t-il tout sérieux, à
l’attention de Marc.
- Oui, c’est pour Maman, répond Marc, c’est pour faire un
bouquet de plumes.
Brusquement inquiet, Marc se tourne vers moi :
- Dis, docteur, est-ce que deux plumes, c’est déjà un vrai
bouquet ?
C’est mon patient qui répond, sérieusement et du haut de son
expérience :
- Oui, pour les bouquets de plumes, les plus beaux, ce qui
se fait le plus, c’est avec deux plumes.
Marc est content. Il prend ma main pour retourner attendre
sa maman.
- À tout à l’heure, docteur, me dit le patient en souriant,
et je le vois se diriger avec philosophie vers le kiosque à
journaux.
Alors, oui, Basile : deux plumes, c’est un beau, un vrai
bouquet.
Comme c’est simple, la vie, quand on sait poser les vraies
questions !
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